Tout a commencé le jour où mon père a perdu son emploi !

Manutentionnaire depuis dix ans dans la petite entreprise à la sortie de la ville, il rapportait sa paye tous les mois et Maman qui était économe , arrivait à nous élever correctement , nous nourrissant bien et même réussissait à nous faire des petits cadeaux pour nos anniversaires et les fêtes de fin d'année !

On habitait un petit appartement au quatrième étage d'un immeuble qui en comptait sept et la moitié de la paye de mon père servait à payer le loyer . On était un peu à l'étroit tous les quatre, mon père , ma mère , mon petit frère et moi , mais on se plaisait bien dans notre quartier !

Devant chez nous, tous les samedis, c'était le jour du marché et Maman faisait de bonnes affaires sans trop débourser .

Mon petit frère Ludo fréquentait l'école primaire à deux pas de chez nous et moi , j'allais , deux pâtés de maisons plus loin , au collège public en classe de cinquième .

Je travaillais correctement, sans effort, donc , en m'appliquant , j'aurais pu mieux faire comme le marquaient souvent mes professeurs ! Ludo en CM1 , était bon en maths , en foot , beaucoup moins en français , un peu fâché avec les conjugaisons .

Papa commençait son travail , il embauchait comme il disait à 7 H 1/2 avec une pause déjeuner d'une heure vers midi trente et il terminait sa journée au mieux vers 16 h 30, au pire vers 18 h en ayant effectué des heures supplémentaires, ce qui lui rapportait plus d'argent .

Toute la journée , hormis son mois de vacances qu'il fractionnait entre les fêtes de fin d'année et quinze jours en août , il déchargeait les camions et mettait en place les marchandises dans le grand hangar .

Ses seuls plaisirs étaient d'aller boire un coup au bistro : " La Bonne Entente " avec ses collègues, le vendredi soir ou le samedi soir s'il bossait ce jour-là . Et bien sûr ses cigarettes qui l'aidaient à tenir le coup dans les courants d'air du vaste hangar !

Maman qui n'était allée que jusqu'à la troisième , n'avait aucun diplôme . Elle avait cherché du travail , mais soit elle n'était pas assez qualifiée soit il n'y avait pas d'embauche .

Alors ils avaient tenté d'avoir un troisième enfant pour toucher d'avantage d'allocations , mais ça n'avait pas marché ! Tant mieux , parceque je ne sais pas où on l'aurait mis !!

Donc, un soir de septembre, Papa est rentré à la maison avec une tête d'enterrement . Très bougon , il restait muet , les yeux fixés sur la TV sans la regarder ni l'écouter !

C'est au cours du repas qu'il a lâché le morceau .

- Je suis licencié !!

On l'a tous regardé , incrédules , mais rien qu'à voir sa tête, on savait bien qu'il ne plaisantait pas ! D'ailleurs ce n'est pas un sujet de plaisanterie !

Maman, le coup passé , a essayé de lui remonter le moral en lui disant qu'il allait avoir une prime et patati et patata .....

Papa n'avait pas l'air convaincu du tout !

Le vieil homme qui était à la tête de cette entreprise, s'arrêtait sur décision médicale et ses héritiers n'en avaient rien à faire de la petite entreprise familiale !!!

Papa toucha une misère d'euros, comme tous les autres employés d'ailleurs . Ils prirent l'habitude de se retrouver souvent à " La Bonne Entente " pour manifester leur désapointement, boire de la bière, beaucoup fumer et parler de leur avenir compromis .

Maman pendant ce temps-là mettait des petites affiches dans tous les commerces environnants, espèrant pouvoir faire des ménages , ou du repassage , ou garder des enfants . Mais , dans notre petit quartier d'ouvriers , il n'y avait pas beaucoup de demandes pour ces travaux-là !

Elle dépensa dix euros pour insérer une annonce dans le quotidien local , dix euros qu'elle regretta beaucoup car personne n'y répondit !

Je voyais bien qu'elle allait de plus en plus mal quand je rentrais du collège en fin de journée . Mais elle ne disait rien , renfermée sur ses terreurs et sa peur de l'avenir .

Il arrivait à Papa de rentrer un petit peu ivre, il avait refait le monde au café , mais il avait surtout dépensé beaucoup d'euros !

Etant donné le prix de l'essence, notre vieille Clio restait à l'ancre devant notre immeuble . Mon père faisait tourner le moteur deux fois par semaine pour le maintenir en forme .

Maman réussit à payer le loyer de septembre , sans en faire état et mon petit frère et moi-même, allions en cours , comme si rien ne s'était passé !

Début octobre , mon père fut pris d'une forte fièvre, le médecin diagnostiqua une bronchite . Il garda le lit pendant une semaine en avalant beaucoup de médicaments , mais ça ne passait pas ! Le médecin préconisa un séjour à l'hôpital ! Nous étions tous catastrophés .

Papa ne se remit jamais de sa bronchite, il décéda cinq jours après son admission d'une insuffisance respiratoire aigüe due au tabac !

Les jours qui suivirent, ce fut comme marcher dans un brouillard épais . Maman ressemblait à un automate . Après l'enterrement qui eut raison de nos économies , on se retrouva tous les trois anéantis dans l'appartement . Papa nous manquait cruellement . Maman songeuse se demandait silencieusement ce qui allait advenir de nous .

Maman , les jours suivants , réussit à vendre quelques meubles de notre appartement : le joli buffet ancien qui avait appartenu à sa mère , la glace à l'encadrement doré et beaucoup de vaisselle . Chaque soir , il manquait un élément de notre décor familier, lorsque nous rentrions de l'école .

Le 14 Octobre, quelle ne fut pas notre surprise de constater que l'appartement était vide ! Maman , éplorée et embarrassée , nous annonça que nous allions vivre dans notre voiture quelque temps, juste le temps qu'elle trouve un emploi stable .

Pour un coup de tonnerre, c'en fut un , on resta sans voix mon frère et moi ! On avait sûrement mal compris . Mais non , avec nos trois gros sacs , des couvertures , des oreillers , le strict nécessaire de vaisselle et nos cartables, on quitta l'appartement avec une grosse boule d'angoisse au fond de notre gorge et les larmes aux yeux .

La caution récupérée était dérisoire, mais s'ajoutait à notre petit pécule que Maman portait contre son corps de crainte de se le faire dérober . La mort dans l'âme elle m'apprit qu'elle avait résilié mon contrat de portable . Tout superflu , pour l'instant , ne nous était pas possible .

Alors commença notre vie de paria , dans ce monde indifférent qui se désintéressait complètement de notre détresse !

La nuit tombait tôt le soir , alors pour faire nos devoirs , Maman garait la voiture sur le parking du supermarché sous un réverbère qui nous prodiguait suffisamment de lumière pour pouvoir lire et rédiger notre travail scolaire . Ensuite , on allait se garer sur un autre parking , celui d'une résidence retirée . Après avoir mangé un sandwich et bu un grand verre d'eau , mon frère et moi on se partageait l'arrière de la voiture tandis que Maman s'arrangeait un espace au milieu des paquets à l'avant .

Elle ne fermait pas beaucoup l'oeil , inquiète , redoutant la venue de visiteurs armés de mauvaises intentions .

Au petit matin , le semblant de toilette était pitoyable , mes vêtements étaient froissés !

Bien sûr notre travail scolaire s'en ressentit , bien sûr Maman ne disait rien , que dire ???

Mes amies me regardaient de travers, bien sûr je ne disais rien . Comment avouer notre misère, notre condition de vie insupportable ! Pourquoi nous ? Pourquoi était-ce tombé sur nous ?

Je me demandais ce que Papa aurait fait s'il avait toujours été à nos côtés ? Il n'aurait jamais supporté cette façon de vivre , j'en aurais mis ma main à couper !

Impossible de penser aller à la laverie , c'était trop cher ! Alors un samedi , Maman nous emmena à la campagne . Elle avait acheté du savon et c'est à l'ancienne que nous avons lavé notre linge dans un ruisseau , puis nous l'avons étendu sur les buissons . Inquiets de voir passer des gens , inquiets de savoir ce qu'ils nous diraient pour avoir lavé notre linge au ruisseau . Par chance personne ne vint .

Le soir on gara la voiture près d'une aire de camping cars . Si au moins on avait possédé ce genre de véhicule , nous aurions pu voir la vie sous un autre jour , mais hélas ce genre de véhicule n'était absolument pas dans nos moyens même de la vie d'avant !!

On décida de revenir à la campagne le week end , c'était moins stressant !

On était mi-décembre , les vacances de Noël approchaient .Le froid était arrivé , sournois , on se réveillait la nuit , contractés et grelottants . Maman se disait que si nous avions eu un réchaud , on aurait pu chauffer de l'eau pour se faire des bouillottes . Mais ce n'était pas prudent pour deux raisons : on se serait fait repérer et il aurait peut-être fallu rendre des comptes , d'autre part ranger un réchaud dans la voiture , Maman était absolument contre .

Les jolies guirlandes de Noël , celles que j'aimais tant admirer avant , éclairaient les rues de notre ville harmonieusement mais je n'avais plus de goût à les admirer , plus de goût pour rien d'ailleurs ! Je trouvais que c'était beaucoup d'argent dépensé à des fins futiles !

Le collège , c'était ma hantise, j'avais l'impression que tous les yeux des élèves étaient fixés sur moi lorsque je franchissais la grille . Ce n'était pas entièrement faux , j'avais entendu des réflexions désobligeantes qui m'avaient mis les larmes aux yeux . Je rasais les murs ! En sports , j'arrivais la dernière pour me déshabiller dans les vestiaires et je l'avoue , j'empruntais leurs déos aux filles normales qui étaient déjà dans le gymnase !

Après le cours , je sortais la première en courant comme une folle et je me précipitais sous la douche chaude avec une pensée pour ma mère et mon petit frère qui n'avaient pas , eux , cette chance ! Oui c'était une chance, parce que c'était un réel bonheur de pouvoir enfin se laver à l'eau chaude et se sentir propre , presque normale !!!!!!

La bombe arriva deux jours avant les vacances . La conseillère d'éducation débarqua en plein cours de français et me demanda de sortir dans le couloir !

Horreur , mon bulletin du premier trimestre était revenu au collège avec la mention : " N'habitent plus à l'adresse indiquée ! "

- On a déménagé, avouais-je rapidement donnez-le moi , je le donnerai à ma mère !

Mais c'était à ma mère de venir le chercher , la bienséance voulait même que les parents des élèves qui déménagent communiquent la nouvelle adresse au secrétariat !

Je me réfugiai derrière le fait que j'allais avertir ma mère le soir même .Bien sûr , des oreilles qui traînaient dans le couloir , avaient entendu la moitié de notre conversation . les moqueries bien senties ne se firent pas attendre !

Oui , j'étais une Paria ! Oui , je vivais dans une voiture ! Oui, on ne pouvait pas se laver ! Oui , on n'avait pas de boissons chaudes ! Oui , j'étais malheureuse ! J'aurais tant voulu leur crier tout ça à leurs faces d'enfants normaux bien nourris . Mais un soupçon de dignité m'en empêchait encore !! Je ne voulais pas déranger ces élèves, mes camarades de classe , dans l'énoncée des cadeaux qu'ils espèraient recevoir à Nôël . Je me sentais mûre , plus mûre , trop mûre par rapport à eux !

La misère , la pauvreté m'avaient volé mon adolescence, je n'en aurai jamais , mes souvenirs de cette époque seraient à jamais liés à ce mois de galère que je vivais au quotidien !

Cette injustice sociale me semblait ressurgir du passé , j'étais " La Petite Fille Aux Allumettes " de cette Année 2008 ! Cette idée me fit déverser un torrent de larmes et j'eus du mal à rentrer à la Clio ce soir-là !

La nuit ne m'apporta ni la paix , ni le repos !

Le lendemain soir , c'étaient les vacances de Noël , Maman poussa la Clio jusqu'à notre ruisseau de campagne .

Je sautai le ruisseau et marchai dans la prairie , l'herbe était rase . Derrière un buisson de ronces , je découvris une petite touffe de fleurs rouges , je les cueillis .

Du trèfle me dit Maman ! On passa devant la déchetterie et on gara la Clio près de l'aire des camping cars , il n'y en avait pas ce soir-là . Le sandwich avalé , chacun retrouva sa place pour la nuit !

Dès que je sus qu'ils dormaient , je sortis doucement de la voiture . Tenant mes fleurs à la main , je me mis à marcher au milieu de la chaussée et je m'arrêtai à la déchetterie . J'escaladai sans peine la grille et me frayai un chemin vers le fond . Je ramassai des longs emballages de film plastique puis déterminant un endroit , je m'allongeai m'enroulant dans le film plastique comme une momie .

Je disposai mon petit bouquet de trèfle sur ma poitrine et je continuai de m'enrouler le buste et la tête, serrant très fort le film contre ma bouche et mon nez !

On m'avait volé ma jeunesse , on m'avait tout volé puisque l'argent de l'état servait à toute autre chose qu'à aider le peuple de France .

Il y avait bien des S P A : des Sociétés Protectrices pour Animaux, il était grand temps à mon avis de créer des S P H : des Sociétés Protectrices pour Humains ! De mettre ne serait- ce que des grands containers sur un terrain avec des lits pour que les démunis aient au moins un toit , une intimité , un semblant de chez-eux , comme pour les chiens abandonnés !

Nous étions rejetés par la Société , ignorés par les gouvernements , alors cette déchetterie comme cimetière me convenait bien et étant donné le prix d'un enterrement , Maman n'allait pas encore dépenser ses économies .

De plus , à deux dans la voiture, ils auraient plus de place et peut-être même que mon petit frère pourrait ainsi avoir un cadeau pour Noël .

Je ne supportais plus d'aller affronter le regard des autres au collège ! La vie , ma vie ne m'avait pas fait de cadeaux , alors c'est sans aucun regret que je quittais ce monde égoïste tout en promesses vaines et sans résultats ! Adieu !

Je m'appelais Sidonie , j'avais 13 ans 1/2 et ça se passait en 2008 !

EPILOGUE

Maman avait hâte au soir du 24 décembre, elle avait hâte , en guise de cadeau de Noël , de leur annoncer qu'à partir du 1er janvier, elle était embauchée comme vendeuse dans leur ancienne boulangerie de quartier et surtout que généreusement , la boulangère mettait gracieusement deux pièces inoccupées à leur disposition : le luxe , des repas chauds , des lits .........finie la galère ! Et tout ceci jusqu'à ce qu'ils puissent louer quelque chose de plus grand . Le bonheur faisait sourire Maman dans son sommeil !

Elle fut réveillée en sursaut par les gendarmes et les pompiers : Sidonie était à l'hôpital , sauvée in extremis par l'ivrogne local , le clochard sale qui s'était aménagé une cabane au fond de la déchetterie .

Dérangé en plein sommeil , malgré son taux d'alcoolémie élevé , il avait eu quand même la présence d'esprit de faire le geste qui sauve à savoir déchirer le film plastique , puis de s'en aller cahin-caha , en rampant par le trou du grillage , prévenir au bistrot qu'une jeunesse avait voulu se suicider devant sa cabane !

Le cabaretier avait d'abord voulu le faire sortir de son établissement , puis bien que sceptique il partit cependant en voiture vérifier la véracité des faits transmis par " Jeannot Pinard " ! La rapidité des secours avait fait le reste !

Maman avait tenu à remercier elle-même ce sauveur miraculeux , bien embarrassé dans sa simplicité . N'ayant pas l'habitude ou plutôt plus l'habitude qu'on s'adresse à lui en termes polis et chaleureux . Oublié le temps où il était prof de physique chimie , où il s'était mis à boire , miné par le chagrin d'avoir perdu son épouse ! Oublié son prénom de René , il avait atterri ici un jour , il ne se rappelait plus comment , il y avait si longtemps ! Actuellement , pour tout le village il était Jeannot Pinard , un point c'est tout !

Il était content René d'avoir sauvé la demoiselle , mais il avait surtout très peur qu'on le chasse à présent de Sa déchetterie où il avait ses habitudes !

A mon avis un petit Bonheur avait du enfin passer par là cette nuit du 23 décembre !

FIN

La Grange aux Loups le 19 novembre 2008

SIDONIE OU LE PETIT BOUQUET DE TREFLE ROUGE

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